Alice Momméja Alice Momméja

Philosophie : Entretien avec Gilles Lecerf

Dans cet épisode, Siham a posé quelques questions à Gilles Lecerf afin d’en savoir plus sur lui et ce qu'il vous prépare pour le cycle de philosophie qu’il animera durant trois séances chez "off-campus".

Bonjour Gilles, pour commencer, comment vas-tu ?

Écoute, c'est une question particulière pour moi ! Je me sens mieux déjà, car j'étais malade ces derniers mois, donc je suis content de répondre à tes questions et de reprendre notre cycle off-campus en philosophie. Ça fait presque un an qu'on discute de ce sujet, donc je suis vraiment ravi de pouvoir le démarrer après différents retards !

Alice et moi on t’a rencontré grâce à Benoît Joulia, qui donne des cours de géopolitique chez off-campus. Je crois que vous avez un parcours un peu similaire : vous avez commencé par des études de commerce et vous avez bifurqué, lui vers l'histoire et la géopolitique, et toi vers la philosophie. Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur comment ça s'est opéré, pourquoi est-ce que t'as choisi de reprendre des études ? Et pourquoi la philosophie ?

Oui effectivement. Je connais Benoît depuis plus de 15 ans maintenant : on s'est rencontré en prépa puis on a été en école ensemble. Cette reprise d'études en philosophie est intimement liée à ce parcours initial où, comme beaucoup de gens, j'ai été assez déçu de l'enseignement en école de commerce en comparaison avec la richesse et la densité des enseignements de prépa, notamment en philosophie.

J'ai été notamment un peu perplexe, pour ne pas dire déçu, de la façon dont le sujet du numérique et des nouvelles technologies était adressé : je trouvais qu’il était très business évidemment et donc qu’il ratait beaucoup de choses sur les implications que cette technologie allait avoir politiquement, socialement et peut-être philosophiquement, même si c'est un mot un peu lourd de sens.

Je me suis dit qu'il y avait vraiment un sujet à creuser sur l’application du prisme philosophique au sujet technologique pour éviter de le traiter uniquement de manière “business”. On entend que “Google est une opportunité business incroyable”, “Facebook a changé la façon dont les entreprises se connectent à leurs consommateurs” etc. mais quand je lis les interviews ou des fondateurs et fondatrices de ces entreprises, en fait, c'est évident qu'ils sont animés par autre chose qu'une simple entreprise et qu'ils ont une vision politique, sociétale, quasi messianique en fait.

Je trouvais donc intéressant d'appliquer le prisme de la philosophie à ces questions là pour deux raisons :

  • La première c'est que beaucoup des choses qu'on est en train de vivre aujourd'hui par rapport à la technologie s’enracinent dans des processus philosophiques et politiques qui bien plus vieux. Face à des entrepreneurs qui nous parlent de “rupture" paradigmatique” en permanence, je pense et j'essaie de maintenir qu’en fait, on est en train d’assister à l'achèvement d'un cycle ou d'un processus qui est bien antérieur et pas aussi révolutionnaire qu'on veut nous le faire croire.

  • Ensuite, je trouve que la philosophie est une matière qui permet de croiser beaucoup de dimensions. C’est une matière qui me donne une grande liberté sur la façon d'adresser des sujets, de tendre à avoir une vision un peu générale d'un problème.

C’est pour ces raisons que j'ai repris mes études il y a maintenant six ans et que je suis en train de terminer mon doctorat à la Sorbonne.


À propos de ton doctorat justement : tu travailles en particulier sur les travaux d'un philosophe qui s'appelle Ivan Illich. Qu’est-ce qui t’intéresse chez lui ?

Illich est un philosophe qu’on catégorise dans ce qu'on appelle “la techno-critique”, c'est-à-dire un grand courant de pensée, surtout né après la Seconde Guerre mondiale, qui s’intéresse à la critique “constructive” on va dire, pas uniquement frontale, des technologies et de notre rapport à la technique.

Parmi eux, on peut citer Hannah Arendt, Martin Heidegger, Günter Anders, Herbert Marcuse et Ivan Illich donc, qui est une figure un peu à part. Il n'est pas très “académique”, c'est quelqu'un d’assez iconoclaste et “électron libre” : c'est ça qui m'a attiré, son côté un peu touche-à-tout de la philo car il a aussi écrit sur la médecine, l'école ou les enjeux énergétiques. Et il a surtout écrit un livre qui s'appelle Les outils de la convivialité autour des enjeux techniques dont on aura l'occasion de parler durant le cycle off-campus.

Illich a un regard que je trouve assez fertile sur la technique parce qu'il n'est pas juste dans une critique théorique, il propose une alternative qu’il appelle “conviviale” et qui est très pratique. Son but, et il le dit très bien d'ailleurs dans tous ses livres, ce n’est pas de retourner à une certaine forme de simplicité, anti-énergie ou anti-tech. Lui, il veut créer une alternative et réfléchir à ce que concrètement, ça voudrait dire de créer des outils technologiques qui respectent les dimensions qualitatives de la vie humaine, la créativité des gens, leur autonomie, etc. Ça aussi on en reparler durant le cycle.

En plus de ton doctorat, tu enseignes aussi en école de commerce, en école d'ingénieurs. À quoi ressemble ton quotidien ?

Concernant mon quotidien de doctorant, ce qu’il faut savoir c'est que je n'ai pas de contrat doctoral donc ça veut dire que je ne suis pas financé pour faire ce doctorat… comme beaucoup de chercheurs évidemment. Il y a très très peu de bourses de financement public en philosophie et il n'y a pas beaucoup d'entreprises que ça intéresse de financer de la recherche en philosophie, à la différence des sciences de l’ingénieur par exemple. J'ai donc dû depuis environ trois, quatre ans, trouver des relais de financement pour pouvoir vivre et financer ce doctorat.

Donc oui, j'enseigne dans différentes écoles, dont HEC où j’étais étudiant, mais aussi en école d'ingénieur, où là, je me confronte vraiment à des étudiants qui sont au cœur des enjeux technologiques et en particulier ceux liés à l'intelligence artificielle. Ca me plaît beaucoup de pouvoir confronter mes travaux à des étudiants qui ont toujours des prismes assez différentes du mien évidemment et qui ne sont pas toujours habitués à parler de philosophie, notamment les ingénieurs. Les élèves d’école de commerce, c’est différent, ils ont un côté très… cynique presque parfois sur la technique et la technologie, donc c'est toujours des discussions particulières.

Et en dernier lieu, en plus de ces cours, effectivement, je fais aussi des podcasts qui est aussi une activité très intéressante pour moi où je rencontre des professionnels de ces questions là. J’ai des partenaires qui subventionnent ces podcasts et j’organise des discussions autour des enjeux liés à la technologie, la ville de demain, etc.


On a intitulé le cycle que tu vas animer : “Quelle place pour l'intelligence humaine dans un monde d'intelligence artificielle ?” : est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur ce à quoi on peut s'attendre dans ce cycle ? Qui est d’ailleurs le premier qu'on fait en philosophie…

Déjà je suis vraiment très content de participer à ce projet “off-campus” ! Le “premier cours de philosophie” : ça fait presque peur d'être le premier sur ce sujet ! Après, pour un peu rassurer les gens, je ne cherche pas à faire des cours inaccessibles avec du jargon ou une complexification non nécessaire du domaine philosophique. Je cherche vraiment à rendre le plus accessible une histoire philosophique, celle de la “techno-critique” dont je parlais tout à l’heure pour voir en quoi elle est particulièrement pertinente aujourd’hui.

Ensemble on va explorer le vague conceptuel autour de cette notion “d'intelligence artificielle” : déjà parler “d'intelligence”, je dirais que c'est complètement galvaudé et c'est très étrange car cette notion est très mal définie. À mon sens, ce n’est pas juste par paresse intellectuelle que c'est mal défini, c'est en fait un objectif technologique et corporate : ce qui est indéfini peut servir à tout, peut envahir chaque domaine, peut s'atteler à faire n'importe quelle tâche et peut être présenté comme étant une solution omnipotente à nos problèmes.

Et c'est assez brutal en fait de le dire comme ça parce que ça met les gens dans une situation d'inconfort, et on aura l'occasion d'en reparler en cours avec ce que le philosophe Günter Anders appelait “la honte prométhéenne”, c'est-à-dire qu’on devient presque mal à l'aise en fait et un peu honteux vis-à-vis de ces outils-là qui nous surpassent, qu'on a du mal à expliquer, qu'on a du mal à comprendre et on dit aux gens, en fait, vous n'avez qu'une chose à faire : c’est vous adapter. Et c'est très violent en fait comme rhétorique.

Donc je pense que la philosophie aide à se déstresser ou en tout cas à mieux appréhender les choses en se disant que ce l’intelligence artificielle n’a rien d'inéluctable ou d'autonome. Parfois quand tu lis des discours technologiques, on dirait c'est une force quasiment méta-physique, qui ne dépend pas de nous.

Durant ce cycle on va donc essayer de s'intéresser à la genèse de ce concept d'intelligence artificielle, à quand il remonte et on va voir qu'il y a une première vague d'intelligence artificielle dans les années 50-60 et qu’on on parlait déjà de tous les sujets qu'on évoque aujourd'hui : est-ce qu'on peut créer une analogie entre le cerveau et la machine, jusqu'où les tâches qu'on dit “intellectuelles” sont réplicables par une machine etc.

Ensuite on essaiera de voir aussi ce que ça veut dire de vouloir “réduire le monde à des données”, d'optimiser des tâches etc. qu'est ce qu'on vise en fait ? Et c'est là où Illich sera un élément clé de la discussion : peut-être que c'est à nous en fait de fixer les objectifs. Parce que si on ne fixe que des objectifs quantitatifs en permanence et que la seule chose qu'on vise, c'est l’efficacité, l'optimisation et la performance, alors évidemment que l'automatisation des tâches s’impose. Mais si demain on vise autre chose que la performance d'un système, alors il faut construire d'autres outils, et ça la philosophie, en tout cas le petit domaine que j'essaie d'étudier, aide beaucoup à repenser cette notion de finalité. 

Ça s’annonce intense en réflexions ! On a très hâte de participer au cours. Pour finir, est-ce que y a un mot que tu aimerais partager avec celles et ceux qui aimeraient s'inscrire ?

Écoute, je voulais juste revenir sur ce qu’on disait un peu tout à l’heure : j'ai bien conscience que la notion de philosophie et la matière philosophique peuvent faire un peu peur mais la philosophie, c'est avant tout un état d'esprit face au monde. Moi je ne me prétends pas philosophe, je ne crois pas que ça veut dire grand chose d'être philosophe. La philosophie c’est un exercice et surtout pas une érudition ou un savoir brut, donc il ne faut pas avoir peur si on n’a jamais lu un livre de philo depuis la Terminale, ou même jamais eu un cours de philo. Il ne faut pas mélanger érudition et philosophie, ou titre universitaire et activité philosophique. Ce que je propose humblement c'est juste d'avoir une réflexion collective et qu'on en discute dans un cadre super chouette.. Ce que je propose, c'est un moment “convivial” pour faire un clin d'œil à Illich.

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